2 janvier 2011

La plupart du temps

Julian n'a que cinq rendez-vous aujourd'hui, ce qui correspond plus ou moins au nombre de minutes qu'il a pu dormir pendant la nuit, s'il les assemble bout à bout. Il pense trop. Il fume trop aussi, mais c'est pour arrêter de penser, alors ça ne compte pas. Maureen et leur échec amoureux, dix années envolées, sa high school sweetheart perdue; il lui a laissé la voiture et la maison. Ça ne se compte pas.

Une belle enseigne de bois : Julian McCaddie, physiothérapeute. Il sait qu'il est un anglo riche à craquer de plus dans Régisland, l'ennemi quoi, un catalyseur de haine probablement, et il s'en moque éperdument. Il se moque de tout depuis mai. Presque.

Peu de temps (évidemment) après la rupture , il a rencontré une fille, une belle fille, brillante, sensible, drôle, charnelle, cynique, sublime. Une pure laine qui finit sa maîtrise en littérature française. Elle l'a envoûté. Il s'y est attaché. Mais elle a d'autres chats à fouetter, trop de blessures à soigner et un fantôme plein le coeur. Pire : elle a vu clair en lui. Elle ne lui répond plus depuis deux semaines même s'il la texte cinquante fois par jour. Yet, Florence coule dans ses veines quand même, et il doit être fou parce qu'il se délecte de ce supplice.

La plupart du temps.

Christine arrive vers deux heures. Il y a un mois, c'était une nouvelle cliente, des cheveux platines mais c'est une teinture, avec des lunettes de hipster sans force dedans, de belles lèvres humides qui appellent à elles tous les hommes de la planète. Un tatou de signes chinois dont tout le monde se fout près de la cheville. Ça veut sûrement dire liberté, ou peut-être amour, voyage, abandon, qui sait.

Parfaite et oubliable. Parfaite.

Son petit problème de genou ne demandait pas une grosse réadaptation, mais Julian l'a massée jusqu'au creux des cuisses dès la première rencontre et lui a donné deux rendez-vous par semaine pendant un mois. La voici donc pour clore sa journée de travail, un ''oui'' sur la liste des présences pour ce septième rendez-vous parfaitement inutile, sa silhouette menue qui se découpe sur la table de massage. Les assurances qui couvrent tout. Amen.

Le genou. Julian s'exécute, doucement. Comme d'habitude, il s'éloigne du problème, il laisse son propre souffle s'emballer parce qu'il sait qu'elle le remarquera, il sent s'enclencher en lui le mode sexe, l'envie chaude qui fait débattre son coeur, l'érection qui ne tarde pas. Il laisse sa tête lourde de fatigue et de lassitude traîner de plus en plus près de son corps à elle, si vivant.

Et lève les yeux.

Il voit la façon qu'elle a de replacer sa frange derrière son oreille. Il sait. Julian sait. Et Christine presse son gloss doucement en une moue d'enfant puis jette un regard furtif vers la porte du bureau.

''Est-ce que je suis ta dernière cliente?''

Oh la coquine.


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